Assurément, nous sommes tous en marche vers une terre meilleure, désireux d’atteindre le pays où nous verrons enfin de nos yeux l’avènement des trois idéaux que la Déclaration universelle de 1948 a placés au cœur des droits humains : qui d’entre nous, en effet, ne veut connaître davantage de liberté, davantage d’égalité, davantage de fraternité ? En ce sens, la migration exprime bien l’essence de notre condition humaine. Oui, il existe, au-delà des pays de notre horizon quotidien, une patrie vers laquelle nous nous sommes mis en branle. Les Juifs l’appelaient la Terre promise. A leur suite, nous comprenons que notre existence elle-même est un vaste Exode en vue de la libération plénière et de la reconnaissance mutuelle sous le signe de la paix.
De ce Déplacement fondateur a découlé, pour les Juifs comme pour nous, une injonction : « Tu n’exploiteras pas l’immigré, tu ne l’opprimeras pas, car vous étiez vous-mêmes des immigrés au pays d’Égypte » (Ex 22,20). A ce niveau radical où n’importe qui peut devenir migrant – puisque nous l’avons nous-mêmes été – nous deviendrons plus circonspects que jamais avant de dresser des barrières éthiques entre le peuple que nous formons et l’étranger qui vient y résider. En nous rappelant ainsi qu’une humanité commune nous relie, eux et nous, dans la même condition migratoire, l’expression Tous migrantsnous rappelle qu’il n’y a donc pas lieu de traiter les autres – eux – autrement que nous.
Pour autant, l’emploi du vocable Tous migrants n’est pas sans danger car il ouvre la porte à deux malentendus possibles : le premier, théorique, à propos de la frontière ; le second, plus pratique, à propos de la reconnaissance personnelle.
Dans le langage courant, le phénomène de la migration suppose l’existence de deux frontières traversées, puisque l’émigré quitte son pays et que l’immigré entre dans un autre pays que le sien. Or si tout le monde est migrant, que deviennent, précisément ces frontières ? Les partisans du cosmopolitisme vont jusqu’à dire qu’elles n’ont plus de raison d’être aujourd’hui : si nous voulons prendre au sérieux l’exigence d’universalité des droits de l’homme, disent-ils, tout être humain a le droit de trouver partout dans le monde la libération de la terreur et de la misère à laquelle il aspire.
Mais la liberté de circulation ainsi instaurée peut-elle faire l’impasse sur la réalité politique de la frontière, aussi ancienne que l’humanité elle-même ? Sans entrer ici dans le débat philosophique tenu sur l’Etat mondial qui pourrait devenir la tyrannie mondiale des Maîtres du monde, ni dans l’examen de l’échec de l’Internationale communiste « sans classes et sans Etats », nous pouvons déjà retenir ici la nécessité d’une frontière pour permettre l’accueil lui-même. De même que l’hôte accueilli franchit le seuil de l’hôte hospitalier qui lui a ouvert sa porte, ainsi un pays ne peut se montrer accueillant à l’étranger que s’il a délimité lui-même un chez soidont il lève la barrière.
Quant à l’autre malentendu possible, nous avons déjà dit d’emblée que la migration peut symboliser notre condition humaine en marche vers un au-delà d’elle-même. Il reste cependant que, au plan pratique, 96 ou 97% de la population mondiale ne sont matériellement pas des migrants : ils ont construit leurs maisons et cultivé leurs champs ; ils ne changent pas de pays ; ils exercent simplement ce qu’on a appelé quelquefois, dans la doctrine catholique, le droit de ne pas migrer. Or, par rapport aux personnes qui ont effectivement migré, au prix parfois de grandes épreuves, pour échapper à la persécution ou à la pénurie, n’est-il pas inconvenant que les populations stabilisées sur leur terre se placent à côté de ces personnes déplacées en se disant Tous migrants ? Sans doute, l’intention de ce mot d’ordre est-elle louable, afin de ne pas stigmatiser l’étranger par une étiquette qui le mettrait à part du reste de l’humanité. Il n’empêche que, dans sa situation concrète, l’étranger rencontre des difficultés particulières que la société d’accueil doit pouvoir nommer si elle veut contribuer à leur aplanissement.
Bref, il est vrai que la migration symbolise la tension constitutive de l’être humain. Il est vrai aussi que nous sommes tous humains. Mais, au plan concret, nous ne sommes heureusement pas tous migrants. Ce qui permet d’ailleurs à l’étranger d’être accueilli quelque part.
Xavier Dijon, SJ, professeur émérite à la Faculté de Droit de Namur, auteur de Les droits tournés vers l’homme (Cerf, 2009) et Que penser de ... ? Les réfugiés (Fidélité, 2016).