J’ai été marquée dernièrement par deux personnes de mon entourage qui tenaient un discours xénophobe. J’étais moins choquée par le contenu de leur discours, assez général malheureusement, que par les personnes qui s’exprimaient. Derrière leurs paroles, appuyées sur l’assurance du propriétaire terrien : « Ici, je suis chez moi ! », résonnait la peur : la peur de manquer, la peur de l’étranger, de l’inconnu, du différent, la peur d’être envahi, la peur de disparaitre. Je dois l’avouer, ces peurs m’habitent aussi : la peur de l’autre.
Mais de qui avons-nous peur ? L’autre, c’est qui ? De qui ai-je peur quand j’ai peur de l’autre ? N’y a-t-il pas aussi de l’autre en moi ? Une citation d’un livre d’Éric Emmanuel Schmitt, « La part de l’autre », m’habite depuis plusieurs années : « Une vie, ça ne se fait pas tout seul. Ce n’est pas vous qui vous la donnez… En fait, ce que vous désirez, c’est… maitriser votre vie, la dominer. Fut-ce en étouffant ce qui s’agite en vous et vous échappe. Peut-être ce qu’il y a de plus précieux. Voilà, vous avez supprimé la part de l’autre en vous comme à l’extérieur de vous. ». La peur de l’autre me révèle peut-être la peur de moi-même, de ce qui pourrait être révélé de moi-même face à l’autre.
Une autre citation : « J’ai tellement peur que ma vie ne soit pas assurée que j’ai tendance à croire que pour l’assurer il faudrait que je fasse de l’autre mon ennemi au lieu de l’accueillir comme un allié, voire comme l’instrument de mon salut. »[1] De la conscience que ma vie n’est assurée en rien nait l’angoisse, angoisse sur laquelle il me faut tenir en équilibre comme un funambule.
La peur de l’autre se double de la peur de ne pas trouver sa place, de n’avoir plus de place. La question de la place tient, me semble-t-il, moins à une question d’espace (encore que les conditions extérieures puissent la favoriser ou la freiner) qu’à une question d’identité. Revoilà la peur de soi : Qui suis-je face à l’autre ? Serais-je reconnue ? Mon identité évolue au fil des âges et des expériences, constamment révélée par cet échange instable avec les autres. La recherche de reconnaissance s’ouvre parfois à la reconnaissance-gratitude : ce que je suis, aujourd’hui, m’est venu, me vient des autres, dans la rencontre ou la confrontation.
En proie à la peur, il m’est rassurant de me replier sur moi-même. Je me demande si la grâce de l’étranger, en moi et entre nous, ne serait pas de maintenir une forme d’intranquillité pour nous pousser constamment à nous remettre en marche vers nous-mêmes ; comme lorsque Dieu brouilla les langues à Babel, contraignant les hommes à retrouver leur vocation première : se disperser sur la surface de la terre (Gn 11,1-9 en lien avec Gn 1,28). Cette peur de l’autre serait une chance de nous tenir en vulnérabilité, en ouverture à l’autre ; elle recréerait sans cesse de l’autre, là, où l’on aurait tendance à se refermer sur le même. Cette peur ne serait donc pas à éradiquer en supprimant les causes, mais à apprivoiser en entrant en dialogue avec ses sources pour vivre avec.
Ceux dont j’admire l’ouverture, l’accueil, l’hospitalité, n’ont pas moins peur que moi. Leur visage rayonne en dépit des épreuves : « En faisant l’expérience qu’ils ne pouvaient rien et que, d’une certaine façon, ils n’étaient rien, ils ont laissé la place en eux pour le radicalement Autre. »[2]
Ma vie ne peut être assurée car elle n’est pas un dû : c’est un don. Il ne suffit pas d’avoir reçu un don, nous dit Thérèse d’Avila, encore faut-il le reconnaitre comme un don, pour s’ouvrir à la reconnaissance, donc à l’autre. La conscience d’avoir reçu, de façon imméritée, m’entraine à mon tour au don, donc à l’hospitalité. La lecture du livre de Julia Kristeva, « Etrangers à nous-mêmes », m’a aidé à lire autrement cette peur de l’autre qui nous habite confusément. Et si l’étranger, c’était autant l’autre que moi ? Et si l’étranger m’était une invitation à apprivoiser ma propre étrangeté ? « Si l’autre me choque, c’est parce que je projette sur lui quelque chose de ma propre altérité, quelque chose d’insupportable, qui est en moi et que je ne veux pas regarder et dire. Ce n’est pas moi, me dis-je, c’est l’autre. »[3] Lutter contre le repli sur moi, sur ce que je crois être mon identité, appellerait à interroger ma peur de l’autre qui est en moi, ne plus la cacher comme une honte mais oser la parler avec d’autres.
Je me souviens d’une rencontre à la Maison Josefa où, au cours de la discussion, une personne tenta d’orienter le débat vers nos peurs face à l’autre. Malheureusement, le groupe n’a pas saisi la perche tendue. Dans ma communauté, un an ou deux plus tard, nous avons repris cette question et nous avons pris le temps de partager nos peurs face à la migration et à l’Islam, souvent amalgamées dans les médias. Le fruit de cet échange ne fut pas de ne plus avoir peur (encore que certaines peurs se sont peut-être dégonflées au cours de la discussion), mais de nous sentir moins seules face à nos peurs.
Dans le refus de se laisser enfermer dans la peur, la peur de l’autre pourrait nous servir d’aiguillon : entreprendre une sortie de soi (xeniteia) à la rencontre de l’autre. Car finalement, la plus sage façon d’éliminer un ennemi est de s’en faire un ami.
[1] Table ronde : « S’ouvrir à l’étranger », Véronique Albanel, Dominique Coutanéa, Philippe Demeestère, in Christus n° 253, janvier 2017.
[2] Nicolle Carré, in Christus n° 253, janvier 2017.
[3] Julia Kristeva, in Christus n° 254, mai 2017.
Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Arts Appliquées et Métiers d’Arts (section publicité), Valérie Depériers s’est engagée dans une vie religieuse au Carmel St Joseph. Illustratrice, désirant être davantage en proximité avec les personnes, elle se forme et travaille comme auxiliaire de vie. Puis souhaitant lier ses deux passions, les arts plastiques et la relation d’aide, elle se tourne vers l’animation d’atelier créatif avant de rejoindre la Fondation Josefa. Elle travaille actuellement auprès de jeunes adultes porteurs d’un handicap au sein de l’asbl Cap Idéal.