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Pierre Sohie : 1961



Une particularité curieuse de cette année est que si vous la tournez sens dessus dessous, elle reste toujours pareil à elle-même: I96I.

 

C’est l’année du rideau de fer, du mur de Berlin et en Belgique de la formation de la loi fixant la frontière linguistique (adoptée en ‘62).

 

Une année où maintes frontières changèrent de façon significative la vie d’un très grand nombre de personnes ; pour moi, ce fut celle de ma naissance.

 

Comme beaucoup d’autres enfants de mariage mixte Flamand-Wallon j’ai grandi dans les deux langues, sans jamais bien savoir laquelle des deux fut ma langue maternelle.

 

À Overijse, belle commune vallonnée étendue au Sud de Bruxelles, jadis véritablement rurale, partie de la Flandre ‘prise en tenaille’, comme coincée entre la grande ville d’un côté et de l’autre, la Wallonie au Sud derrière la frontière linguistique nouvellement fixée, qui coupa la Belgique de l’Est à l’Ouest.

 

Frontière d’une autre sorte que les autres entourant notre pays : invisible, sans postes de douanes, on la passe sans crier gare, mais gare à qui se trompe de langue de l’autre côté

 

De l’autre côté (au nord-ouest), Bruxelles bilingue d’un bilinguisme particulièrement belge.

 

À partir de ma puberté, il me semblait parfois que la problématique de la frontière linguistique traversait en quelque sorte la maison familiale et qu’il était essentiel de se positionner pour devenir adulte: devenir adulte n’est-ce pas être capable de se défendre, de s’exprimer, de parler une langue ?

 

Mais au fond, malgré cette question de positionnement, la frontière fut pour moi dès le plus jeune âge bien plus une donnée d’habitation première et centrale qu’une question de limite ou de mur plus ou moins visible ou matériel.

 

La grande ville de Bruxelles toute proche, jusqu’à nouvel ordre toujours bilingue exerça une grande attirance sur moi et, curieusement, très peu sur ceux qui m’entouraient à l’époque.

 

Heureusement, je découvris en même temps un aspect peut-être secondaire mais plutôt heureux à ce bilinguisme, qui me plut toujours plus : c’est l’aspect de pouvoir se défaire de l’emprise des mots qui emprisonne, des préjugés et jugements trop faciles, vite faits ou arbitraires qu’ils contiennent : il suffit de traduire.

 

En effet, en traduisant simultanément et mentalement pour soi les propos entendus, on se retrouve en un instant dans un contexte culturel et linguistique autre, suffisamment différent pour infirmer ce genre de jugements, parfois fort implicites et sous-entendus envers tout et tout le monde, soi compris, bien évidemment.

 

Ainsi, tout en restant connecté à la réalité de l’autre, on se crée une juste distance tout en découvrant une possibilité vacante de liberté.

 

Cette prise de distance n’a rien à voir avec une prétention quelconque ou de l’apathie, de l’insensibilité ou de l’indifférence au sens péjoratif mais est plutôt comme l’indifférent (l’adjectif) dans le sens donné par Ignace dans ses Exercices.

 

Ce n’est donc clairement pas l’attitude passive de l’indifférence mais une dynamique de libération de l’emprise de tout ce qui nous attache et de tout ce à quoi nous nous attachons inutilement et qui nous empêche de regarder librement les choses en face.

 

La langue véhicule tout une culture et habiter la frontière de ces deux cultures fort différentes, que sont la latine et germanique permet d’en relativiser les côtés les plus oppressants.

 

Mais liberté amène aussi une part de responsabilité : suivre la voie ouverte qui permet de se rapprocher du but de ce pourquoi nous sommes là, de notre propre destin, destinée ou… bien s’en moquer ?

 

Der lange Wille zum Aufeinanderhören und der verhaltene Mut zur eigenen Bestimmung.

La volonté patiente de s’entendre l’un l’autre et le sens résolu mais aussi contenu de la destination propre à chacun écrit Jean Beaufret en 1969 dans sa Lettre à Martin Heidegeer. (Jean Beaufret ‘Dialogue avec Heidegger’ Ed. de Minuit, 1973, p.10, nt.1)

Comment s’en moquer ?

 

Le néerlandais se prête si bien à la formule lapidaire, à l’énumération concise ou même au haiku, qu’on se laisse parfois prendre au jeu:

 

Ene taal voorbij

dominantie afgelegd

in de andere

 

Cette expérience me semble une sorte de migration continue et peut être reçue comme une invitation discrète à aller toujours plus loin explorer la dimension de la communication sans paroles, non-verbale, silencieuse, celle qui ‘parle’ avec clarté de la grande unité.

 

Communication au-delà de toute communication ?

 

Pour l’enfant assis au milieu de la mer de grains de sable au soleil devant la mer d’eau salée et le vent qui souffle dessus, c’est l’évidence même.

 

Pour l’adulte ça pourrait se traduire par : au-delà des mots, de la parole, le silence de l’image parlant de l’indicible ?

 

Ou encore : une approche de la présence indicible par la vision, par la peinture ?

 

Peinture de la Présence ?

 

Stillevens.

 

Vies silencieuses.

 

Dans ce silence où le plus petit soupir de l’autre fait pleurer de bonheur.

 

 

 

 

 

Trombe

 

bruit détache

de justesse

reste

 

balayé

poids

accusant

 

rabaisse

au fond

méfait

 

bourdonne

l’eau

résonne

 

courant

tombe

constant

 

assourdissant

bruit blanc

silence

 

sens

justesse

suffit





 

Pierre Sohie

Né à Ixelles en 1961 

1980: étude peinture et ‘Experimenteel Atelier’ à Sint-Lukas, Schaerbeek

2016 à 2018: ‘artist in residence’ à Josefa House.

Recherche l’essentiel par, et dans la peinture.

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