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Matthieu Damian : Je suis migrant et alors ? [1/3]



Je ne suis pas migrant mais je travaille en Belgique et vis en France. Si ma femme n’avait pas son travail en France, je serais migrant car j’habiterai Bruxelles. De façon moins « administrative », on peut dire que je suis migrant. J’ai quitté un pays où j’ai vécu de ma naissance à mes dix-huit ans et où j’ai ensuite passé une grande partie de ma vie avant de connaître le « déracinement » du départ, le second dans ma vie, qui m’a amené cette fois à 800 kilomètres de chez moi, sans que je ne connaisse personne dans la nouvelle région où je vis dorénavant. La première fois que nous étions partis, ma femme et moi, c’était à 10 000 kilomètres de nos régions d’origine et pour une durée de cinq ans. J’avais eu alors, de façon plus forte, le sentiment d’être un migrant.


N’est-il pas péremptoire d’écrire sur les migrants tant ce terme est devenu connoté et recouvre, dans le même temps, une réalité protéiforme, complexe dont j’ignore beaucoup d’aspects ? Il y a une quinzaine d’années, alors que j’étais stagiaire dans un centre de recherches, un ancien collègue de travail rwandais à qui je confiais ma difficulté d’écrire sur le génocide qui avait ravagé son pays sans y avoir mis un pied, cet homme, qui avait souffert à plus d’un titre de cette tragédie, m’avait enjoint de le faire en me disant que c’était trop facile de m’en tenir à cette « excuse ». Coltine-toi le réel, m’avait-il dit en substance. Un peu à la façon d’un Montaigne qui pouvait conseiller : « Rien de ce qui est humain n’est étranger à l’humaniste ».


Il y a un avantage et un danger à discourir de la question des migrants. Le danger consiste à essentialiser les gens. Je me sens « migrant » et c’est donc à cette aune qu’il faudrait que j’ai une capacité à avoir un avis sur le sujet alors que ma vie est relativement facile au regard d’autres situations. L’avantage est l’avers de la médaille : se rendre compte que nous sommes si nombreux à être migrants et que cette réalité est plus complexe que ce que nous voulons bien en dire. On désessentialise le propos, on le réhumanise, en le complexifiant, mais l’enjeu n’est pas seulement là. On y reviendra.


Ces préliminaires retardent l’entrée dans la discussion. Je me sens incertain. C’est bon signe. Cela signifie qu’il y a de la marge, de l’espace. « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal » disait Hannah Arendt.


Il faut y aller. Car être migrant, c’est s’être lancé, un jour. Dire « Je suis migrant » implique un départ, une direction. Je viens d’une famille où mon père était une sorte de guide, de pâtre. Il était un chef mais il avait infiniment besoin d’amour et de cadre. Ma mère s’assurait que toute la logistique était prévue avant toute sortie. Elle validait également les choix de son homme : elle ne les suivait pas. A eux deux, ils formaient un couple solide et aimant.


Mon père m’a légué plusieurs patries imaginaires qui ont longtemps constitué mon identité, mon éducation. Lorsque l’on a ces socles, il n’est nul besoin de patrie réelle, l’imaginaire suffit. En ce sens, je comprends Thomas Mann qui a pu écrire, dans un contexte autrement plus dramatique que le mien et qui correspondait à son exil de l’Allemagne nazie vers les Etats-Unis : « Là où je suis, là est la culture allemande ». J’ai envie de clamer « Là où je suis, là est mon identité ».


L’identité est un mot dynamique. Elle évolue et être migrant pour moi, c’est revenir sur les différents piliers de son identité, les interroger et aller à la découverte de nouvelles façons d’être ou d’agir. Il faut savoir d’où l’on vient, garder quelques-uns des acquis que l’on a reçus, en jeter quelques-uns par-dessus bord et se donner une direction à suivre. En chemin, il ne faudra pas oublier de s’arrêter, de humer l’air, de regarder les multiples détails du chemin, de faire des détours et, pourquoi pas, de bifurquer un peu ou beaucoup. Michel Foucault disait quelque chose comme « Ce qui m’intéresse dans une personne, c’est sa trajectoire »…


J’ai grandi avec plusieurs socles, plusieurs balises qui m’ont permis de grandir. Pour les citer pêle-mêle : la famille, l’école, la religion, le sport, la lecture… Ces différents piliers, je les ai hérités de mon père. Il a imprimé une empreinte forte sur la famille à l’intérieur d’un cadre permis par ma mère.


Mon père avait beaucoup lu. Pourtant, lorsqu’on lui présentait la carte des Alpes, il disait : « La carte du monde ! » en ouvrant grand les bras. C’était sa géographie sentimentale, celle où il avait connu la plupart de ses émotions, celle où il se projetait le plus facilement pour les vacances ou pour une sortie en montagne. Pour ce qui est de l’intellect, il avait trois grandes passions dont les deux premières étaient aussi celles d’Emmanuel Levinas (auteur qu’il révérait), à savoir Athènes et Jérusalem. La dernière passion était la vie politique française qui l’intéressait beaucoup même si, à la fin des fins, il restait le fils de la philosophie gréco-romaine et du christianisme.


Il aurait voulu être migrant. Il serait volontiers parti pour deux grandes causes : la première était humanitaire, vis-à-vis des populations en Afrique ; la seconde était scientifique (il y avait une offre pour partir au Cap Nord qui l’avait beaucoup intéressé). Il nous avait transmis ce goût même s’il n’avait plus, par la suite, beaucoup voyagé.


Une éducation réussie est celle où l'on migre vers d'autres horizons, librement.

Il me faut raconter ici une petite histoire. Dernièrement, j'essaie d'en savoir plus sur mon grand-père paternel, qui est mort en 1949 alors que mon père avait cinq ans. Je vais voir mon oncle et lui demande de m'en dire plus sur son père et notamment sur son attitude pendant la Seconde Guerre mondiale. Il me répond : « Va voir, dans la pièce à côté, son portrait ». Je vais voir cette photo, prise en 1940, et je ne remarque rien alors que tout autre que moi l'aurait remarqué. En effet, je prêtais attention à son habillement en pensant qu'il serait peut-être vêtu d'une veste militaire qui trahirait plutôt un parti pris en faveur d'un côté ou de l'autre. Or, ce qu'il fallait voir, c'était sa moustache « hitlérienne ». Mon oncle me dit alors qu'à l'époque, dans l'avant-pays savoyard, c'était la mode : Adolf était considéré comme quelqu'un qui pouvait redresser la nation. Lorsque je rapporte ces propos à ma grand-mère maternelle, elle opine du chef tout en indiquant que son mari a toujours veillé à ne pas être de ce côté-là. Si mon grand-père n'était pas mort, que serait devenu mon père ? Il n'aurait certainement pas été aussi libre, intellectuellement parlant.

 

Matthieu Damian a dirigé pendant cinq ans L’Ecole de la paix à Grenoble. Il travaille maintenant au GRIP, une association de recherche et d’action sur la paix, située à Bruxelles.

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