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Marco Godinho : Mouvement du temps, migrations



Certaines migrations sont aisément repérables, d’autres le sont beaucoup moins et semblent échapper à nos radars cognitifs.

Ces migrations invisibles comme la tectonique des plaques, la dérive des continents ou du Monde en tant que réalité planétaire, restent imperceptibles à notre regard et deviennent ainsi des migrations périphériques, mises à l’écart, poussées au seuil de nos limites sensorielles car difficiles à circonscrire. Des limites sans cesse poussées ailleurs. Ailleurs… Ailleurs… Ailleurs.1 Elles se déplacent en dehors, toujours plus loin et finissent par devenir inaccessibles à nos sens. Mais tout ce qu’on ne voit pas, qu’on n’arrive pas à toucher, n’est pas moins important à notre existence.

 

Ainsi, il en va aussi de l’expérience que nous faisons du temps, que l'on explore tous les jours de différentes manières. Le temps, on sait ou l'on croit savoir ce qu’il représente à chaque instant de nos vies mais il reste cependant complètement impalpable.

Ce temps, invisible et insaisissable, est l’essence même de nos vies, de nos mouvements et de nos gestes, de notre condition en tant qu’habitants de cette Terre qui, elle-même, essaie de trouver des repères spatio-temporels, à l’épreuve de son horloge cosmique.


Dans le contexte de la crise sanitaire mondiale que nous traversons aujourd'hui se posent de multiples questions : celle des mouvements et son corollaire, la restriction des déplacements humains ; celle liée aux transformations visibles et invisibles du vivant, infecté par un virus qui persiste au gré de ses mutations ; et enfin, celle du temps qui, lui aussi, est affecté par des traumatismes divers, semblant être mis en suspens, en attente.

Oui, le Temps semble suspendu puisque la plupart des activités sociales et culturelles sont à l’arrêt, placées dans l'attente ou l'espoir d'une reprise. Mais le monde lui, en tant que réalité planétaire, n’arrête pas sa migration, sa dérive et son mouvement irrégulier restent continus.


Le vivant est partout, nous faisons partie de lui, nous sommes le vivant. Nous migrons ensemble, nous dérivons ensemble, nous errons ensemble. Chaque corps sur Terre est le nous, le moi et les autres. Chaque corps est un nous, composé d’autres mois et d’autres corps étrangers, d’une matière ancienne, primitive, ancestrale ; nous sommes l’autre et l’autre est en nous. Nous migrons de corps en corps, étrangers à nous-mêmes, nous traversons, encore et encore, la même matière vivante.

Ainsi va la Terre, en migration constante et dans une sorte de dérive, d’errance sans fin, qui pousse ses habitants à faire de même. Tout bouge et se transforme, ainsi va le vivant depuis toujours.

 

Dans une de mes œuvres intitulée Written by Water2, que j’ai montrée en 2019 dans le Pavillon du Luxembourg à la Biennale de Venise, j’ai tenté d'explorer le vivant dans tous ses états ainsi que différentes formes de migration par le biais d'une collection de récits invisibles, écrits par la mer Méditerranée.

Ce projet, initié en 2013 dans la baie de Gibraltar, est constitué d'environ trois mille cahiers qui sont les traces d’actions réalisées à Ceuta, Djerba, Carthage, Palerme, Lampedusa, Catane, Taormine, Syracuse, Marseille, Nice, Vintimille, Umag, Trieste et dans d'autres villes côtières toutes situées autour du bassin méditerranéen.


Au cours de ces voyages, j’ai immergé dans la mer des cahiers vierges en laissant chaque page s’imbiber et s’imprégner de la mémoire de l’eau, invisible et transparente.

Cette œuvre, que je considère comme une bibliothèque d’une écriture de la mer, invite le visiteur à découvrir les traces poétiques de mes pérégrinations aux frontières de la Méditerranée, dans des lieux charnières, en marge, et où sont palpables différentes tensions.

J'ai ainsi recueilli des textes qui n’enregistrent aucun signe lisible, aucune trace écrite mais qui retiennent le passage des mouvements de la mer, les rythmes irréguliers des vagues.

Laisser faire le vivant, laisser la vie être, simplement en me rendant disponible, par un geste d’hospitalité, dont chaque page serait une possible histoire d’une nouvelle forme de migration.

 

De fait, la migration en tant que réalité est un mouvement nécessaire, essentiel et inséparable de la vie : ne serait-ce que pour cette raison, parler de la condition des migrants, comme d'un phénomène exceptionnel, un mouvement “hors norme”, me semble être une aberration. Si nous considérons que tout ce qui nous entoure et qui fait notre monde est lui aussi en perpétuelle dérive, notre planète Terre est elle-même en situation d'errance et d'égarement, sans destination prédéfinie. Cela me semble renvoyer au mouvement de nos corps migrants qui se déplacent à la recherche d’un endroit où se poser temporairement.

Les migrants, comme certains aiment à les nommer dans nos sociétés - alors que nous sommes tous migrants par essence - sont souvent assimilés comme des invisibles de notre société capitaliste parce que l'on préfère les ignorer, ne pas les voir, ne pas s’occuper d’eux. Des invisibles qui prennent beaucoup de place. Les vies migrantes font peur. Instables, incertaines, faibles et saccadées, elles reflètent pour beaucoup la misère du monde et tout ce que certains veulent fuir. Mais ne devrions-nous pas plutôt prendre ces destins comme des vies courageuses, pleines d’espoir et de rêves ? Des vies migrantes qui portent en elles tout ce qu’il y a de plus vivant et dont nous faisons partie sans distinction aucune.

 

En lien avec mon propre parcours, ma propre histoire de migration, j’ai produit régulièrement depuis 2012 une œuvre intitulée Forever Immigrant3.

Le projet consiste en un tampon où sont inscrits, en cercle, les deux mots du titre, “forever” et “immigrant”. Cette inscription est scandée à coups de tampons, plus ou moins denses, sur des murs créant ainsi des formes organiques, sorte de nuages monumentaux qui peuvent tout aussi bien ressembler à une nuée d’hirondelles, un essaim d’abeilles qu'à la topographie d’une île ou d’un relief montagneux…

Lors de chaque réactivation de la pièce, je déploie ainsi, à partir de ce motif, des formes qui sont volatiles, flottantes, liquides : un nuage, du gaz, une vague... Cette perméabilité fait, il me semble, la force de l’œuvre. Comme de l’eau qui s'écoule, elle peut s’infiltrer dans plusieurs espaces, dans plusieurs contextes, elle est en migration continue. C’est une forme ouverte, en transition, de passage, qui évolue en permanence, une forme qu’on ne peut arrêter dans son élan.

Au cours des dernières années, Forever Immigrant a donné lieu à des itérations un peu partout dans le monde, activé seul ou en association avec des collectivités, dans des espaces institutionnels ou urbains. Ce projet traduit une réflexion sur l’immigration et les incertitudes permanentes, cet “immigrant pour toujours” n’appartient à aucun territoire et fait littéralement partie intégrante du monde, de la Terre auquel il appartient.

 

Gaïa, notre Terre-mère est à elle seule un gigantesque être vivant dont nous faisons entièrement partie et dont nous sommes coresponsables. Nous sommes ses habitants et partageons la même condition migratoire, qu’elle nous impose et que nous lui imposons à notre tour. Nous sommes comme dans un énorme bateau à la dérive et tout mouvement influence la survie de l’embarcation et du bateau lui-même. Nous ne pouvons changer de bateau et portons en lui toute la mémoire de l’univers, celle de nos ancêtres, celle du vivant, présent et futur. Il n'y a pas d’avenir si le bateau coule, plus de vie sur Terre, plus de Terre du tout si nous n'en prenons pas soin.

La Terre-mère porte en elle toute la mémoire ancestrale du vivant. Nous ne savons pas comment nous sommes arrivés là ni à quel moment. Espace-temps immémorial, amnésique, le temps semble donc passer, plus ou moins lentement mais ne s’écoule pas. Si tel était le cas, il faudrait pouvoir en connaître la source, son origine exacte, comme on connaît celle d’une rivière.

Ce qui semble être plus certain, c’est que nous sommes des corps recyclés, recyclables chacun à notre tour. Malgré tout ce que nous avons accumulé comme mémoire, nous sommes des êtres amnésiques, des êtres de l’oubli, nous savons peu de notre propre vie, de notre propre naissance. Et plus le temps passe, plus nous semblons oublier ce qui nous mène à la disparition. Il y a comme une forme de rappel constant à opérer, un rappel du mouvement du temps dans nos consciences.

 

Je conclurai ce texte en évoquant une œuvre de 2008-2009 dans laquelle une phrase, In Memory of Human Amnesia4, est déclinée sous forme d'un triptyque et se répète tel un mantra. Le texte s’efface soit vers la gauche, soit vers le centre ou vers la droite ; l’ensemble n’est lisible que si les trois versions sont conjointement présentes dans le même espace. Chaque partie constitutive du triptyque a été réalisée minutieusement à la mine de plomb sur papier en veillant à ce que, à chaque coup de crayon, le dégradé se fonde au bon emplacement dans la phrase.

Ce qui se produit ici est encore de l'ordre d'une migration, d’une forme à l’autre, d’un mouvement indissociable du temps et de la mémoire qui s’estompe et qui disparaît pour laisser place à une nouvelle migration, toujours plus ouverte et accueillante. L’épitaphe, In Memory of Human Amnesia, souligne que l’homme doit oublier, que cet oubli a une positivité et qu’il est même la condition sine qua non du bonheur. Oublier, c’est se libérer du passé pour pouvoir agir ou, comme le dit Nietzsche, “tout acte exige l’oubli”.

Chaque mouvement du temps est une continuation du précédent, qui se répète en un éternel commencement, dans une sorte de cercle infini.

Ce paradoxe temporel est présent dans la création et dans nos vies : les idées migrent d’un geste à l’autre, d’une vie à l’autre en créant de nouvelles naissances.

Un nouveau moi devient monde à son tour. Je renais à chaque geste, à chaque souffle, à chaque fois qu’on tend les bras vers l’autre, vers nous.



1 Voir la série de dessins Ailleurs, Ailleurs, Ailleurs, 2009-2018, où le mot « ailleurs » a été inscrit, le plus souvent possible et dans la plus petite écriture possible, sur une feuille de papier avec un crayon à mine.


2 Written by Water, 2013–, cahiers de notes immergés à différents endroits dans la mer Méditerranée, vidéos couleur, œuvre évolutive. Durée et dimensions variables. Vue d’installation du Pavillon du Luxembourg, La Biennale di Venezia, Venise, 2019.


3 Forever Immigrant, 2012–, encre à tampons sur mur. Dimensions variables. Vues d’installation, 14e Biennale de Lyon, Lyon, France, 2017 / Frac Franche-Comté, Besançon, France, 2015–2016 / Lampedusa, Italie, 2015 / Palerme, Italie, 2015 / 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz, France, 2015 / MAC VAL – Musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Vitry-sur-Seine, France, 2017 / Museo Universitario Universidad de Antioquia, Medellín, Colombie, 2013. Éd. 1/5, Collection 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine, Metz, France. https://www.marcogodinho.com/projects/forever-immigrant


4 In Memory of Human Amnesia, 2008–2009, triptyque, graphite sur papier. 17,5 × 148 cm chaque. Vue d’installation, Galerie Hervé Bize, Nancy, France, 2009. Collection privée, France. https://www.marcogodinho.com/projects/in-memory-of-human-amnesia

 

Marco Godinho est né à Salvaterra de Magos (Portugal) en 1978.

Il vit et travaille entre Luxembourg et Paris.

Depuis une quinzaine d’années, Marco Godinho déploie un univers singulier, réflexion sur notre expérience subjective du temps et de l’espace. Il aborde avec sensibilité une pratique post-conceptuelle, les questions d’exil, de mémoire et de géographie inspirées par sa propre expérience de vie nomade, suspendue entre différentes langues et cultures et nourrie par la littérature et la poésie. À partir d’installations et de vidéos, en passant par ses écrits et œuvres collaboratives, son travail forme une carte d’un monde façonné par des expériences personnelles et le multiculturalisme.



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