J’ai été envoyé au Tchad à vingt-cinq ans, ma thèse de doctorat en mathématiques à peine terminée. Outre la découverte (ébouriffante pour un bourgeois issu du mandarinat parisien) de l’Afrique sub-saharienne, j’ai eu la chance inouïe d’y être accueilli par les enfants de la rue du souk de Sarh.
Oui, accueilli. Au début, bien sûr, j’ai cru que c’était moi, l’adulte blanc éduqué, qui m’occupais d’eux. Mais j’ai heureusement fini par comprendre que, non, depuis nos premières rencontres, ceux qui prenaient soin de moi, c’étaient eux. J’en ai pris plus particulièrement conscience un soir, alors que nous venions d’arriver dans un village de brousse en pays sàr, en compagnie d’une quinzaine d’enfants et d’un ami, Emmanuel Ndiliengar. Le chef du village nous avait attribué la case où les grains sont entreposés pour la période de “soudure”, c’est-à-dire la transition entre la fin de la saison sèche et chaude et les premières pluies. Or, la nuit, les rats viennent volontiers tenter de grigoter la grosse toile des sacs remplis de mil, de sorgho ou de manioc. Comme nous dormions sur des nates, nous risquions d’être assaillis toute la nuit. Avec Emmanuel, je cherchais un moyen de protéger “nos enfants” jusqu’au moment où ce sont eux qui m’ont dit : “Tu es un petit blanc (bin-dà) fragile. C’est toi qui vas t’allonger par terre au milieu de nous, et nous, nous dormirons autour de toi pour te protéger”.
Dès lors, il est devenu clair que, depuis nos premiers échanges de nourriture et de nivaquine sur le marché ---alors que je tentais de me faire apprivoiser par eux--- jusqu’à la construction du Centre d’accueil de Balimba, que nous entreprîmes un an et demi plus tard, ce sont eux qui ont veillé sur moi... Dans l’eau brune du Chari, pour s’assurer qu’aucun crocodile ne viendrait nous déranger... Dans la mangueraie, toujours à l’affût d’une mangue délicieuse... Au Centre, lorsque nous partagions la boule avec une sauce de gombos frais brûlante de piments ! … Ou lorsqu’il fallut chasser un gros serpent d’une termitière ! Enfin, partout dans la ville lorsqu’une femme, qui avait été surprise en train de voler de la nourriture aux enfants, promit de me faire mourir empoisonné : les enfants devinrent alors mes gardes du corps.
Ces enfants n’ont plus rien. Tout perdu. Leur patrimoine se réduit aux haillons dont ils sont vêtus. Leurs relations au monde adulte se résume à des petits chapardages et des services rendus à droite et à gauche en échange d’un morceau de graisse brûlée, la nuit, jetée par terre. Comme pour les chiens.
Pourtant, ils m’ont enseigné la joie la plus profonde que j’aie pu connaître depuis que je suis adulte. Ne croyez pas que ce fût une joie tranquille et doucereuse : les larmes de la maladie, de la mort, des traumas subis ou de l’échec irréversible étaient souvent présentes parmi nous. Ou bien le silence mutique de celui qui n’a plus les mots pour dire sa souffrance. Il s’agit d’une joie dépouillée de tout romantisme et qui n’a évidemment rien à voir non plus avec la jouissance. La jouissance est ce plaisir toxique d’être en capacité d’exclure autrui de ce que je vis. De me réserver à moi seul un privilège, quel qu’il soit. La joie est le plaisir exactement contraire de mettre en commun, avec d’autres, ce qui nous fait vivre. Elle se vit à plusieurs. Elle se reçoit.
Que m’ont partagé ces enfants ? La joie que donne l’espérance d’un avenir ouvert où tout est encore possible et que l’on veut vivre avec d’autres.
Celui qui n’a rien, sinon un coeur ouvert à un avenir commun, donnera beaucoup. Celui qui a beaucoup mais des entrailles fermées, ne pourra pas partager. Or tout ce qui n’est pas partagé est perdu. Celui-là perdra donc beaucoup. C’est un peu la devise qu’ils m’ont fait expérimenter. Migrants de l’existence, ces enfants m’ont enseigné comment vivre en migrant sur la Terre, c’est-à-dire non en propritétaire mais en intendant de ce qui nous est commun.
Quatre ans plus tard, je suis retourné voir les enfants avec mon frère Aurèle. Aurèle travaillait alors comme trader pour BNP-Paribas. Nous sommes arrivés en pirogue sur le Bar-Ko. Le disque rougeoyant du soleil couchant embrasait la savane. Les enfants nous firent la fête sur la rive, au son des balafons et des tambours. Lui et moi avions les larmes aux yeux. Lorsqu’il fallut repartir, les enfants nous dirent : “quand vous aurez des cheveux blancs, nous vous enverrons de la nourriture par la poste”.
Vingt ans plus tard, je suis encore retourné les voir en tant qu’économiste en chef de l’Agence Française de Développement (AFD). Nous nous déplacions en 4x4, et l’ambassadeur de France avait tenu à tout prix à nous flanquer, mon collègue de l’AFD et moi, d’une escorte militaire constituée du soldats du Nord. Nous arrivâmes à la nuit tombée à Balimba. Nous apercevant, une quarantaine d’enfants se mirent à courir vers nos voitures, sous les arbres, en braillant. L’une des escortes, surprise, s’interposa en brandissant son arme. Il fallut lui expliquer que c’étaient “nos” enfants. Les militaires ne furent convaincus que lorsque les enfants leur apportèrent à manger. De nouveau, le partage, l’hospitalité inconditionnelle, ont rendu possible cette mystérieuse expérience : la joie procède bien souvent d’une inversion des rôles où celui qui croyait être en position de donner devient celui qui reçoit.
Je crois que c’est cette expérience théologale qui continue de m’habiter (et de me servir de boussole) aujourd’hui, à la fois comme prêtre jésuite et comme économiste : dans le sillage du Nazaréen, se laisser inviter à devenir un “sourcier” de la joie des autres, c’est-à-dire un témoin des sources d’eau vive qui jaillisent des entrailles d’autrui (et des miennes) toutes les fois que nous mettons en commun ce qui nous est cher. En ce sens, mon travail comme économiste est bel et bien une déclinaison, parmi d’autres, de l’appel à vivre “l’hospitalité messianique” (pour reprendre les termes de Christoph Theobald), à savoir : organiser les conditions de possibilité institutionnelles du soin que nous devons aux communs dont le partage est source de notre joie.
Aujourd’hui, nos sociétés occidentales prennent lentement conscience de ce qui est une évidence ancestrale pour la plupart des peuples du Sud et de l’Est : ces communs tissent l’essentiel de nos existences en relation ---l’eau potable, l’air pur, un climat hospitalier, la santé, la langue, la culture, la monnaie, etc. Un verre d’eau sur cinq que chacun de nous boit dans la journée provient de l’évapo-transpiration des grands arbres d’Amazonie. Une bouffée d’oxygène sur cinq également. Je suis, nous sommes l’Amazonie, ce commun global. Prendrons-nous un jour les moyens, à l’échelle du droit international et d’institutions comme les Nations (réellement) Unies, de protéger ensemble cette source de vie pour tous?
Une condition essentielle pour relever un tel défi : continuer d’apprendre des migrants parmi nous, du migrant en chacun de nous, l’expérience de la joie.
Gaël Giraud est jésuite et économiste ; Docteur en mathématiques appliquées et en théologie et Directeur de recherches au CNRS en économie. De 2015 à 2019, il travaille comme économiste en chef de l'Agence française de développement (AFD). Auteur et co-auteur de multiples articles et livres, son dernier ouvrage 'le goût du changement' (co-écrit avec Carlo Petrini, fondateur du mouvement Slow Food) a été préfacé par le Pape François.