« Le voyageur, pour aller vers de nouvelles terres inconnues et non explorées, va par de nouveaux chemins non connus et dont il n’a pas l’expérience ; et il chemine, guidé non par ce qu’il savait auparavant mais dans le doute et appuyé sur le dire des autres. Et il est clair qu’il ne pourrait arriver à de nouvelles terres, ni savoir plus qu’il ne savait auparavant, s’il n’allait par des chemins nouveaux, encore ignorés, laissant ceux qu’il connaît »[1].
Très jeune, j’ai été interpellée par ce passage du second Livre de la Nuit obscure de Jean de la Croix : je voulais m’engager dans cette « bienheureuse aventure », me livrer à cet élan vers une Terra incognita (une Terre inconnue), partir à la découverte d’un Nouveau monde. Le Visage de Dieu, c’était mon Amérique à moi ! Alors je suis partie pour cette traversée. J’ignorais, alors, que la plus grande partie du voyage s’effectuerait dans la nuit, que, peut-être, la nuit ne s’achèverait jamais. Je peux le dire maintenant, après plus de quarante ans d’expérience, je me considère comme en migration et la traversée de cette nuit vers le Visage lumineux de Dieu, je la vis comme un exil.
Tout mon itinéraire, jusqu’à ce jour, se place sous le signe de la sortie, du départ. C’est une marche en ténèbres, vers l’invisible et l’expérience de la nuit demeure indépassable. Ai-je l’assurance d’aller vers un achèvement ? Il y a quelque chose d’un inachèvement fécond dans ce voyage, comme le soulignait Michel de Certeau : « Est mystique – c’est-à-dire tendu vers le Mystère – celui ou celle qui ne peut s’arrêter de marcher et qui, avec la certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça, qu’on ne peut résider ici ni se contenter de cela »[2]. Au moment où nous pensons le voyage abouti, la nuit enfin traversée, nous demeurons au seuil.
Sous le signe de la sortie
Par mes origines, j’appartiens à des mondes : née au Maroc, dans une famille d’émigrés espagnols, lointainement Juifs issus de Conversos (juifs ayant choisi la foi chrétienne, après le Décret d’expulsion de 1492, pour demeurer en Espagne), de nationalité et de culture françaises, il fallait aller d’une appartenance à l’autre. Il fallait surtout intégrer l’identité française : c’était une question de survie et d’avenir. Il me semble, aujourd’hui, que mes parents et les leurs n’ont jamais vraiment réussi à opérer cette mutation, ni dans la langue, ni dans les mœurs et l’ensemble de la culture. Ajoutons à cela l’immersion dans un monde majoritairement musulman et l’enracinement dans cette terre maghrébine que nous considérions comme la nôtre et que nous aimions par tous nos sens.
Quitter ces mondes
J’ai vécu dans ces mondes sans me reconnaître en aucun d’eux, parce que je ne pouvais pas choisir, exclure l’un ou l’autre. Telle est, sans doute, ma première prise de conscience et le sentiment d’urgence qui monte en moi, la nécessité vitale, incoercible, de quitter cet espace multiforme, sans projet de retour. Ainsi commence, pour moi, l’expérience intérieure de l’exil. Expulsée de cette terre native en laquelle je ne peux plus me situer, je vais tendre vers un autre centre pour penser et vivre une aventure humaine, spirituelle, sensée : le départ vers ce centre désiré creuse une distance interne, révèle une faille et provoque une sorte de syncope. D’où le geste originel de sortir. Cette mise à l’écart volontaire engendre, d’une part, l’expérience d’une rupture, d’une séparation, d’un deuil, d’une perte irrémédiable et donc le risque de s’engager sur un chemin sans issue ; d’autre part, l’entrée dans une dynamique créatrice, un élan, avec pour horizon une promesse qui requiert la détermination et la ténacité dans la marche. Il y a rupture et perte car l’objet visé par le désir se dérobe dès l’instant où il se laisse entrevoir ou pressentir : Dieu n’habite pas là où je pensais le trouver ; Il est « à côté », rien ne peut l’assigner à résidence ! Je ne savais pas encore que « C’est lorsqu’il se dérobe, que Dieu se fait proche »[3].
Sous la thématique du Dieu caché nous pouvons déceler la tension du désir : cette tension signe la blessure de la séparation et, paradoxalement, l’expérience douloureuse de la perte et du manque constitue l’espace même de la présence de l’Autre, de Dieu. En d’autres termes, c’est la perception très claire de ceci – ce qui unit c’est d’être séparé –, comme l’exprime Emmanuel Lévinas : « Le Désiré ne comble pas le désir, mais le creuse »[4]. Le désir nous porte toujours vers un pays où nous ne sommes pas nés, où aucune parenté ne nous précède.
Une déchirure dans l’identité
Nous comprenons bien que se produit ici une déchirure dans l’identité : cet élan vers un centre nouveau prend l’allure d’une dépossession radicale des appartenances du passé et suspend, en quelque sorte, dans le vide. Arrachée à mon humanité d’hier, voici que je bascule en Dieu, dans l’attente d’une identité qui vient de mon avenir, une identité de promesse : « Sans appui et pourtant appuyé, / Vivant sans lumière et dans la nuit, / Je vais me consumant tout entier »[5]. Cette plainte de l’âme arrachée à elle-même, je la fais mienne, et j’y entends en écho la parole d’autres exilés :
« Je ne sais pas où je suis né
ni se sais qui je suis.
Je ne sais pas d’où je suis venu
ni ne sais où je vais.
Suis branche d’un arbre détachée
qui ne sait où elle est tombée.
Où peuvent bien être mes racines ?
De quel tronc suis-je un rameau ? »[6]
Inexpérience de Dieu
Toute ma vie, j’ai emprunté aux Psaumes les mots pour ma prière. Sans doute parce que le Psautier est le livre des exils : on peut vivre dans sa chair, dans son sang, chacun de ses versets. Plus : on vit ce qu’on y lit, et c’est aussi nécessaire de le vivre que de le lire. Alors c’est par un verset du Psaume 72 (73), 22 que je vais exprimer la couleur de cette traversée : « J’ai été réduit à néant, et je n’ai rien su ». « Nescivi » traduit ce que l’on pourrait appeler l’in-expérience de Dieu. Plus signifiante que le thème de l’absence de Dieu, l’antithétique inexpérience permet d’approcher une réalité d’un autre ordre. C’est la découverte déconcertante d’un Dieu différent de celui que j’avais coutume d’approcher. Un Dieu qui condescend et je découvre cet Autre qui me parle de bas en haut. Cette expérience fait exploser tous les savoirs précédents et nous plonge dans un non-savoir radical qui nous donne d’approcher, à l’obscur, « un-je-ne-sais-quoi » de notre véritable identité : « Je suis entré où ne savais, / Et je suis resté sans savoir, / Toute science transcendant. ». (Jean de la Croix, Couplets sur une extase de très haute contemplation).
Expérience du vide
Le passage d’une frontière à l’autre – celle du pays originaire à celle de la terre inconnue – exige la traversée d’un espace vide où il convient de consentir à demeurer. Désencombrée de mes représentations idolâtres du Réel, je suis remplie de vide et ce vide, en son centre, je commence à le percevoir comme Dieu même. Tel est l’autre versant de la sortie et de la mise en exil. Dieu n’est pas le Visage de plénitude rassurante que je cherchais, Il se manifeste comme « vidé » de Lui-même. Que Dieu se révèle dans ce mouvement de dépossession abyssale permet de rendre compte de ce moment suspendu de l’expérience : le tout et le rien, le vide et le comblement, constituent un même événement.
Une marche dans la nuit
La métaphore de la nuit est certainement plus englobante encore que celle de la sortie pour présenter et interpréter cet itinéraire spirituel : la décision de sortir nous plonge dans la nuit dès le commencement du chemin ; la totalité du voyage s’effectue sur fond de paysage nocturne ; et le jour ne se lève pas pour dissiper les ténèbres mais bien au milieu de la nuit, comme si le soleil brillait au fond d’un puits. Souvent, je me suis perdue de vue ; me suis-je reconnue aujourd’hui ?
Je suis un pèlerin voyageur devenu aveugle : invisible à moi-même, privée de tout savoir, de toute mémoire ; mon identité demeure incertaine, fragile, j’habite la frontière de l’étrangeté. Je me tiens sur le seuil d’un pays à voir, d’une terre où être vue, reconnue. Mais cette promesse de « voir » et d’entrer, de franchir l’ultime frontière, se décline toujours au futur.
Il y a, cependant, une intrication de la perte et du gain, grâce à la solidité de la promesse ! Pourtant ce gain ne constitue pas une conquête, une victoire, l’aboutissement d’un effort, mais encore un dénouement qui s’effectue dans une passivité, un surcroît espéré mais qui survient, toujours, à l’insu, par surprise.
Sur ce chemin d’exil, encore faut-il que des frontières se donnent à franchir ! Qu’en est-il quand elles se transforment en murs qui bouchent l’horizon de l’espoir, en mers à traverser sur des embarcations précaires au risque d’être englouti dans les abîmes, en barbelés qui déchirent le tissu de vies fragiles, exténuées ?
Vers une sorte de dénouement
Aujourd’hui, je peux dire qu’il me semble avancer vers une sorte de « dénouement » : la Parole se fait chair, le Réel investit la réalité limitée et déchire l’horizon jusque-là bien bouché. Ce qui compte, c’est l’ouverture maximale : la frustration du désir devient alors comme le berceau d’une nouvelle naissance, d’une vie nouvelle… Ce qui compte c’est de poursuivre jusqu’au bout le chemin de cette lente maturation, c’est-à-dire jusqu’à la capacité infinie à l’altérité, à la distance que rien ne viendra réduire. Recueillir l’épreuve de l’exil et de l’absence comme espace de recherche du sens, orientation d’une vie sensée, assomption de la solitude, berceau de la véritable communication avec soi-même et autrui.
Une fenêtre s’ouvre pour une intégration créatrice de deux mondes, celui de la lumière et celui des ténèbres. Il faut cependant consentir à la mise en silence et à l’écoute, à entrer dans l’oubli de toutes représentations liées au passé, comme de toutes projections dans l’imaginaire du futur. Cette forme de dépossession qui structure le cœur pauvre est ouverture à la véritableespérance.
Inachèvement : une entrée dans la « solitude sonore »
C’est la présence perdue, la perte dont on ne peut se consoler, comme Marie de Magdala au Jardin du Tombeau, qui m’a conduite à me déplacer encore, à poursuivre cet élan vers la « Terra incognita » ; cette perte est une marche éprouvante et bienheureuse vers l’Autre, avec l’Autre, vers la reconnaissance de l’Autre (« Les autres sont notre véritable voyage »).
Elle n’étouffe pas la jubilation de l’amour sans partage, la « joie imprenable » qui transfigure le cri au cœur de la marche à l’obscur vers l’Autre et à partir de Lui. La traversée de la nuit est donc une traversée lumineuse. La perte, le manque une métaphore du désir travaillé par l’Absent.
Cette perte de soi, dans la nuit apaisée, au seuil des levants de l’aurore, est entrée dans l’écoute de la « musique silencieuse » et exode dans le territoire de la « solitude sonore » (Cantique Spirituel B, str. 15), entrée dans l’espace de l’Autre… Je fais, aujourd’hui et dans des moments de brèves fulgurances, l’expérience très forte de deux solitudes qui se saluent dans la réciprocité, la mutualité d’un échange qui jamais ne constitue une perte de l’identité de l’un dans l’autre, ni une forme d’assimilation.
Cette sortie de soi vers l’Autre est un passage nocturne qui n’a pas de terme. Il me semble que je rencontre Dieu comme « l’Etranger ». Cela a marqué un changement irréversible dans ma manière de vivre, de croire, d’espérer, d’aimer… Car ce Dieu Autre, de l’à-côté, transforme radicalement, à son passage, ceux qui croisent son chemin. Cette rencontre fut cruciale pour moi – elle l’est encore aujourd’hui – : elle me laisse suspendue entre ciel et terre, à la croisée du temps et de l’éternité, dans cette mise en présence qu’est l’itinéraire de l’exil nocturne.
Si Dieu s’efface, c’est parce qu’il se laisse discrètement chercher : il invite notre liberté à vivre ce détour de l’exil pour sortir à sa rencontre et l’écouter dans « une voix de fin silence » (cf. 1 R 19).
Telle est la joie qui se donne à qui se laisse gagner, « au sein de la nuit sereine ».
En cet effacement radical, dans le silence et la solitude de l’exil infini, la joie surgit : « La lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres ne l’ont pas arrêtée »[7].
[1] Jean de la Croix, 2 Nuit obscure 16,8. [2] M. de Certeau, La faiblesse de croire, Paris, Seuil, 1987, Coll. Esprit, p. XIV. [3] Christian Duquoc, La théologie en exil. [4] E. Lévinas, Totalité et infini, La Haye, Nijhoff, 1961, p. 4. [5] Jean de la Croix, Glose « A lo divino », 10. [6] Chanson populaire de Colombie, cité par Eduardo Galeano, Les Visages et les masques, Paris, Plon, 1984. [7] Jean 1, 5
Frédérique Oltra est religieuse, carmélite apostolique de Saint-Joseph. Elle est bibliste et enseignante.