"Was willst du dich, mein Geist, entsetzen,
Wenn meine letzte Stunde schlägt?
Mein Leib neigt täglich sich zur Erden,
Und da muss seine Ruhstatt werden,
Wohin man so viel tausend trägt."
Un soir, en voiture, j'entendis la cantate de J.S. Bach Liebster Gott, wenn werd ich sterben ? Probablement la version du Collegium Vocale de Gand, sous la direction de Philippe Herreweghe. Un beau texte sur les interrogations face à la mort et l'acceptation de celle-ci. Très à propos, me dis-je – je rentrais de chez ma mère. À 91 ans, Susanne n'envisageait pas de mourir – il était bien trop tôt pour cela. Il serait toujours trop tôt. Depuis près de 64 ans, nous vivions dans un non-amour réciproque. Ce n'était pas vraiment un choix, ni d'elle, ni de moi. Non, c'était plutôt le résultat d'une relation filiale qui s'était organisée ainsi. Susanne n'avait guère eu de temps à me consacrer dans mon enfance et je n'avais jamais réussi à lui rendre ce que, dans ma perception, je n'avais pas reçu. C'était une relation faite d'attentes qui ne trouvaient pas d'écho. De plusieurs manières, parfois même avec autant de mots mais toujours sans reproches, j'avais essayé de lui exposer objectivement cet état de fait, mais ce message-là n'était vraiment pas celui qu'elle était disposée à entendre. Le non-amour allait, chez moi, jusqu'à l'aversion physique, l'appréhension du contact, du toucher. Depuis longtemps déjà, je m'étais résolu à accepter ce que je ressentais néanmoins comme un regrettable échec.
Depuis quelques années, en l'absence d'une sœur ou d'un frère sur qui me reposer le cas échéant, je savais ce qui, un jour pas trop lointain, m'attendait : le moment viendrait où Susanne déclinerait irréversiblement, où j'aurais à être là pour elle. Je veux dire : de près, pas de loin – le matin, le soir, la nuit peut-être ? Et pendant combien de temps ? Et puis ce jour arriva : un matin, elle m'appela pour me dire qu'elle avait besoin de moi, là tout de suite. Non, pas sa sœur ni sa belle-sœur, ses confidentes habituelles. Juste moi, personne d'autre. Je n'avais pas réfléchi à d'autres possibilités – il ne me semblait pas vraiment qu'il y en ait eu. Je décidai donc que je serais à ses côtés, que je l'accompagnerais le temps nécessaire, jusqu'à son dernier souffle. Je n'avais aucune idée quant à une échéance. Le médecin me parlait de quelques mois, en ajoutant "… probablement, mais on ne sait pas". En me disant : "je n'irai plus à l'hôpital", Susanne avait remis entre mes mains des décisions importantes quant à la suite et la fin de sa vie.
Pendant ces mois qui furent finalement au nombre de trois, elle s'abandonna à me laisser faire des gestes qui soutiennent, dans ses besoins essentiels de confort physique et mental, un être dont le corps est en détresse : manger, boire, respirer ; se déplacer juste quelques mètres entre le fauteuil, la table, le lit et la salle de bains ; ne pas être seule pour surmonter la douleur et les angoisses.
Alors qu'au début, les repas que nous prenions ensemble étaient ordonnés, voire plutôt formels, nous finîmes par nous partager un seul plat. Cela évitait le gaspillage et nous rapprochait encore un peu plus ; ce qu'elle mangeait pouvait à présent tenir dans le creux d'une main. Je coupais les raisins en deux, plus tard en quatre … Sa chevelure devenait hirsute et je m'en réjouissais, en quelque sorte : jamais, dans mon enfance, je n'avais osé lui demander de laisser revivre les abondantes boucles de sa jeunesse, que je ne connaissais que des photos anciennes. Adulte, elle avait porté une coupe maîtrisée, soumise, sans aucune légèreté ni transparence.
Assez rapidement, je me rendis compte qu'il était trop tard pour engager encore de longues conversations sur la vie et la mort ou sur le sens de ce qui avait été ou n'avait pas été. Mais en me laissant, sans retenue et sans pudeur, simplement parce qu'elle n'en avait plus la force, prendre soin d'elle, elle me donnait enfin une place significative dans sa vie. Nous ferions ce bout de chemin ensemble, là, dans cet appartement qu'elle allait pouvoir occuper jusqu'au bout par le fait de ma présence et où, d'ailleurs, elle m'invitait à me poser moi aussi.
Parfois, dans des moments de souffrance qui lui embrouillaient la tête, elle m'appelait "papa", un mot qu'elle utilisait aussi pour son mari. Je devenais alors triptyque : je me retrouvais à la fois mari, père et fils. Quand je finis par la porter dans l'appartement parce que ses jambes ne la soutenaient plus, ses doigts, ses mains, ses bras se refermaient autour de mon cou, à l'image de ce corps tout entier qui déclinait et se recroquevillait de plus en plus sur lui-même. Sous sa peau, la chair disparaissait, laissant derrière elle une ossature fine et fragile, dans les creux de laquelle serpentaient des veines de plus en plus molles. Le flux sanguin était régulier mais moins vigoureux. Un bracelet d'alarme avait remplacé la montre. Je l'imaginais muni d'un seul bouton marche/arrêt, comme si l'existence s'était réduite à une binarité et que Susanne devait elle-même l'activer. Elle ne s'en servit jamais.
Je la bordais et la bordais encore. La température intérieure était plus que suffisante, bien sûr, mais c'était tout de même l'hiver et chaque filet d'air un peu frais faisait courir sur son épiderme un léger frisson. D'ailleurs, dans un tropisme, la main souvent cherchait et serrait le bord de la couette dès qu'elle se sentait découverte.
Régulièrement, je la regardais dormir, vêtue de son polo rayé bleu et blanc, comme habillée pour une longue promenade sur une de ces immenses plages belges. Parfois aussi, elle portait un pyjama enfantin aux motifs d'empreintes d'animaux.
Vint le moment où elle ne parla plus, mais peu importait : un geignement suffisait pour que j'entende ce qu'elle voulait me dire. La fin se rapprochait à grand pas et chaque tombée de nuit devenait comme une répétition pour l'ultime endormissement.
Il n'est pas simple de décider quand une vie peut ou doit s'arrêter. Mais Susanne avait remis son corps entre mes mains et le moment était venu où je ne voulais pas qu'il s'affaiblisse et s'abîme davantage. Déjà, elle n'était plus présente, et les médecins ne pouvaient que le confirmer.
Sur la table à manger, je comptai neuf flacons vides. Depuis quelques heures, leur contenu se répandait lentement dans son corps. Bientôt, tout s'arrêterait – le calendrier aussi, qui n'irait pas au-delà de la page de mars. Sur un écran posé sur la table de chevet, des photos de famille téléchargées ces derniers mois continuaient de défiler, imperturbablement. Derrière une cellophane aux motifs de toile d'araignée, la photo de mariage. Dans le couloir, les deux perruches de la maison poursuivaient leurs conversations. Le printemps allait se réveiller bientôt – c'était une certitude.
On ne rattrape pas le "temps perdu" – pas plus qu'on ne peut repousser vers l'amont l'eau qui a coulé dans le lit d'une rivière. Mais j'éprouvai sérénité, soulagement et gratitude : notre relation s'était terminée sur un mode d'attachement, d'affection et de connivence face à cette fin de vie. Nous avions pu effacer l'amertume et trouver un écho réconfortant à nos attentes. Nous venions de passer ensemble un temps précieux.
Eddie Bonesire est né à Gand en 1956. Photographe, auteur et traducteur, il partage sa vie entre Bruxelles et Berlin. Il poursuit depuis quelques années une activité artistique autour de l'image, du langage et de la mémoire.